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C’est toujours un plaisir lorsqu’un client m’amène un souvenir de famille, mais lorsque l’affectif se mêle à l’Histoire, cela devient un régal ! Ce fut le cas avec ce très bel album aux plats en bois laqué incrustés d’ivoire et de nacre et qui renfermait un trésor: plus de 150 cartes postales datant du tout début du XXe siècle, et originaires d’Extrême-Orient ! Notre marin, nommé F. Collin (on ignore son prénom), les expédiait lors de ses escales à sa soeur, receveuse des postes en Ille-et-Vilaine. Monsieur Collin était l’arrière-arrière-grand-oncle de mon client !
Mon premier plaisir, ça a bien sûr été de parcourir ces témoins de l’Asie au début du XXe, et de reconstituer à l’aide des cachets postaux l’itinéraire du navire à bord duquel monsieur Collin naviguait… J’ai pu retrouver 8 escales ! Nankin en décembre 1907, Shanghaï en février et mars 1908, Chin-Kiang en avril 08 (aujourd’hui Zhenjiang), de nouveau Nankin, puis Yokohama à la fin du mois, Victoria (Hong-Kong) en mai, et enfin Saïgon en juin 1908, d’où peut-être il a rembarqué pour la France….
Munie de ces éléments, une recherche sur internet m’a permis de hasarder que monsieur Collin avait sans doute navigué sur une canonnière de type « Surprise », la « Décidée ». Apte à la navigation fluviale (Nankin et Chin-Kiang se trouvent sur le Yang-Tsié) mais également capable d’affronter la mer de Chine, la Décidée a appareillé de Lorient en 1900, pour rejoindre l’Escadre d’Extrême-Orient et naviguer, jusqu’en 1913, entre Saïgon, la Chine et le Japon. Elle a ensuite été cantonnée à l’Indochine entre 1914 et 1917. La Décidée reviendra ensuite en Méditerranée, où elle naviguera jusqu’en 1922. Devenue ponton à l’école des TSF à Toulon, elle sera finalement désarmée en 1931.
Mais venons-en au vif du sujet : qu’ai-je fait à cet album ? J’ai commencé par le démonter – une partie du travail était déjà faite, le dos en cuir se détachait, les gardes étaient déchirées et la couture ne tenait plus que par miracle. J’ai réparé les petites déchirures des pages, constituées d’une sorte de tissu surprenant imitant une atmosphère végétale et doublé de papier fin, et j’ai posé sur chacune un onglet de renfort afin que les pages ainsi renforcées supportent bien une nouvelle couture.
J’ai ensuite réalisé une nouvelle couture, sur rubans sergés pour permettre une bonne ouverture tout en restant solide pour ce grand format.
L’album recousu a ensuite connu un passage à l’étau où son dos a été de nouveau arrondi, puis doublé d’une mousseline de renfort et de papier népalais, alliant toujours souplesse et solidité.
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Ensuite, ça a été le tour des plats en bois: une fois les gardes enlevées, ceux-ci étaient protégés par des cartonnettes en paille d’assez mauvaise qualité, mais agrémentées sur leur tour d’un ruban orné de dorures qui valait le coup d’être conservé. Ces rubans ont donc été récupérés et remis en place sur de nouvelles cartonnettes. Le recto des plats a été nettoyé puis reverni.
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Le retour de l’album dans sa couverture s’est fait en 3 étapes : premièrement, confection d’un dos neuf, modelé en coque autour de l’arrondi du bloc livre. J’ai utilisé un cuir noir à grain long qui s’harmonisait avec l’ensemble et respectait les codes du début du XXe, à défaut d’être parfaitement identique à celui qui s’était détaché. Puis les plats en bois ont été fixés sur cette coque, et l’ensemble a été réuni à l’album par l’intermédiaire d’un soufflet permettant une bonne articulation.
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Ne restait plus qu’à recoller les gardes (un papier crême imitant la texture du bois, au plus près des anciennes gardes perdues), et à retrouver le plaisir de consulter ce très bel album.
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Petit bonus ? Ce travail a été l’occasion de quelques découvertes…
La redécouverte de la photo d’un second marin lors du démontage, pliée à l’intérieur de l’une des pages de l’album. Il s’est avéré qu’il s’agissait du grand-père de mon client, qui avait navigué dans la marine marchande. Le petit-neveu a rejoint son grand-oncle en tête de l’album.
Des fragments de papier de doublage portant des idéogrammes ont été découverts lors du décollage des cartonnettes en paille, permettant d’établir l’origine asiatique de l’album ; il ne s’agit donc pas simplement d’un pastiche occidental dans le style des chinoiseries en vogue à la Belle-Époque !
Enfin, détail émouvant : F. Collin ne savait sans doute pas écrire, il s’était fait confectionner un tampon avec lequel il « signait » ses cartes (lesquelles ne portent d’ailleurs jamais aucun texte). Néanmoins, notre marin a essayé d’apprendre, d’abord en repassant sur les lignes du tampon, puis en se lançant lui-même, notamment lors de son escale à Hong-Kong !
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Je vous laisse avec quelques autres exemples de ces cartes, en espérant que vous aurez apprécié autant que moi ce voyage de découverte sur les traces d’un marin français en mer de Chine, il y a plus d’un siècle aujourd’hui !